• L'art de la chute par l'exemple

     

    Une des "lettres d'intérieur" de France Inter

    Dombasle-sur-Meurthe, le 20 mai 2020

    Mon amour

    Mon Dieu que c’est long

    Que c’est long

    Ce temps sans toi

    J’en suis à ne plus compter les jours

    J’en suis à ne plus compter les heures

    Je laisse aller le temps entre mes doigts

    J’ai le mal de toi comme on a le mal d’un pays

    Je ferme les yeux

    J’essaie de retrouver 

    Tout ce que j’aime de toi

    Tout ce que je connais de toi

    Ce sont tes mains 

    Tes mains qui disent comme ta bouche les mots

    En les dessinant dans l’air et sur ma peau parfois

    Tes mains serrées dans le sommeil avec la nuit

    Dans le creux de ta paume

    Tes mains qui battent les rêves comme des cartes à jouer

    Tes mains que je prends dans les miennes

    Pendant l’amour

    Ce matin tandis que le soleil venait à la fenêtre j’ai fermé les yeux

    Et ta bouche s’est posée sur ma bouche

    La tienne à peine ouverte

    Et tes lèvres doucement se sont écrasées sur les miennes

    Et ta langue s’est enroulée à ma langue

    J’ai songé à l’Italie alors 

    Au citronnier de Ravello accroché dans l’à-pic au-dessus de la mer

    Très bleue

    Au vent dans tes cheveux 

    Tu portais ta robe rose

    Elle devenait une fleur

    Elle jouait avec tes cuisses et tes bras nus

    Le vent la tordait comme un grand pétale souple

    Le vent chaud comme ton ventre après l’amour

    Tandis que mon sexe dans ton sexe frémit encore et s’émerveille

    Que le plaisir a rendu mauves nos paupières

    Que nous sommes couchés non pas l’un contre l’autre

    Mais l’un à l’autre

    Oui l’un à l’autre mon amour

    Mon présent s’orne de mille passés dont il change la matière

    Et qui deviennent par ta grâce des présents magnifiques

    Ces heures ces instants ces secondes au creux de toi

    Je me souviens du vin lourd que nous avions bu

    Sur la terrasse tandis que la nuit couvrait tes épaules

    D’un châle d’argent

    Je me souviens de ton pied gauche jouant avec les tresses de ta sandale

    La balançant avec une grâce qui n’appartient qu’à toi

    Je me souviens de ce film de Nanni Moretti Caro Diaro

    Vu dans un vieux cinéma

    Des rues de Rome

    De la lumière orangée de la ville

    Et de la Vespa que nous avions louée quelques jours plus tard

    Et nous avions roulé comme Nanni dans le film

    Sans but et sans ennui

    Dans l’émerveillement du silence de la ville 

    Désertée pour la ferragosto

    Tu me tenais par la taille et tu murmurais à mon oreille

    « Sono uno splendido quarantenne »

    Et tu riais

    Et je riais avec toi sous le nuage des pins parasols

    Dans les parfums de résine 

    Et le soir devant le grand miroir rouillé de la très petite chambre de l’hôtel

    Tu jouais un autre film

    « Tu les trouves jolies mes fesses ?

    Oui. Très.

    Et mes seins tu les aimes. 

    Oui. Enormément. »

    Et je disais oui à tout

    Oui à toi

    Oui à nous

    Je sors une heure chaque jour

    Cela est permis

    Je marche je tourne je tourne en rond

    Et rien ne tourne rond

    Pour moi sans toi

    Pour moi loin de toi et qui n’ai plus que ma mémoire 

    Pour te faire naître dans mon cerveau

    Et l’apaiser l’embraser t’embrasser te serrer te chérir en lui

    Hier le surveillant tandis que je rentrais dans ma cellule après la promenade

    M’a dit que le confinement allait prendre fin au-dehors

    Philippe Claudel


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